Par J.-M. Bichain Nous voici de retour sur l’Airaha, samedi 16 octobre, 14h45. Le bateau est presque vide. Bernard, coiffé de son chapeau chilien, fume tranquillement un cigare et bricole sur le matériel électrique alors que l’équipage pêche gaillardement depuis le pont inférieur. En arrière fond, la radio VHF de veille crépite. Ambiance détendue qui tranche avec ces dernières 48 heures.
L’objectif de notre petite équipe était de gravir au plus haut le mont Lamansieri ou Muna Siri dans le langage local. Petit rappel, cette montagne atteint les 1300 mètres d’altitude et nous désirions réaliser un transect faunistique jusqu’au sommet afin de détecter les éventuels changements de faune liés à l’altitude. Par ailleurs, en Nouvelle-Guinée, il existe un endémisme d’altitude très marqué, notamment chez les oiseaux. Qu’en est-il pour les mollusques, collemboles et autres invertébrés ? Par ailleurs, les fameux Rats-Kangourous, ces paisibles marsupiaux et les monotrèmes –autres extraordinaires mammifères- vivent dans ces forêts d’altitudes. Imaginez dans quel état d’esprit nous pouvions être avant notre départ. Mais, il était écrit que le Grand Oiseau Lamansieri en avait décidé autrement.
En effet, notre premier départ qui était prévu le jeudi 14 a été annulé. Les deux locaux qui devaient nous guider ne viendront pas au rendez-vous fixé. Qu’à cela ne tienne, Sigit –notre expert indonésien en chauves-souris- en trouve deux nouveaux, Bastian et Marius. Nous dormons à proximité du village et donnons rendez-vous à nos deux guides et porteurs pour 8h00 ce vendredi 15. Le jour dit, 8h30 toujours personne. 9h00 nous voyons arriver Bastian avec un jeune homme nommé Herman. Bastian nous explique que Marius n’est pas au village ce matin et que le susnommé Herman veut bien nous accompagner.
Le vrai départ à 9h30 sous un soleil de plomb et chargés de nos sacs d’une quinzaine de kg. Température déjà largement au dessus des 30°C. Le début de la marche est relativement aisé dans une forêt. Nous marchons bon train pendant 40 minutes et nous faisons notre première halte pour attendre Sigit et Siyanto. Ce dernier arrive exténué, en sueur. L’état de Siyanto après cette petite marche ne manque pas de m’alarmer. Nous reprenons notre route et attaquons le petit raidillon. L’affaire est tout autre. La piste que nous suivons est large de 20 cm au plus et glissante à souhait. Il s’agit d’une piste Papou, l’équivalent d’un chemin communal chez nous. Seule voie pratiquée dans cette montagne depuis l’aube des temps sans que personne ne sache réellement qui l’a tracée. Une sorte de via romana dont nous aurions perdu la mémoire. Bastian en tête du cortège n’hésite guère, même si par endroit il faut à coup de machette éclaircir le passage. Nous atteignons un replat occupé par une forêt magnifique, immense, vertigineuse. La végétation a clairement changé. Près de la côte, le paysage est impacté par les activités des habitants avec cocotiers, palmiers et autres essences à vocations alimentaire ou de construction. Alors que la zone que nous atteignons est occupée par des monstres atteignant une cinquantaine de mètres avec des contreforts à taille humaine et des fougères arborescentes d’au moins quinze mètres. Et partout ailleurs, un entrelacs de racines, de fougères, de troncs couchés pourrissant sous une masse opportuniste de végétation.
Nous opérons notre deuxième pause. L’état de Siyanto ne s’améliore pas. Je redoute un coup de chaud. Jean, notre médecin, a eu l’occasion de nous faire un petit cours à ce sujet. En gros, il s’agit d’une hausse de la température corporelle centrale. Si elle n’est pas contrôlée à temps, par refroidissement, alors le dérèglement électrolytique qui s’en suit peut entraîner la mort en quatre heures. Sic. Nous faisons une longue pause où Siyanto délaisse une partie de ses vêtements de corps et boit abondamment. Son état s’améliore rapidement et me rassure sur l’éventuel ‘coup de chaud’.
On ne devrait jamais emmener de médecin en expédition, cela vous met des maladies à tous les coins de la jungle. Bon sang, l’ignorance c’est tout de même le bonheur.
Je propose donc de diviser l’équipe en deux. Nous ouvrons la marche avec Bastian alors qu’Herman reste avec Sigit et Siyanto en adaptant le rythme de leur marche.
Deuxième raidillon, nous attaquons les 400 mètres d’altitude. L’affaire devient plus rude. La pente devient vraiment raide et glissante et il faut s’aider de la végétation pour grimper. Une grosse demi-heure de marche et nous faisons de nouveau une pause. Mon tee-shirt est trempé, la sueur perle sans discontinuer de sous ma casquette. Dans le silence de nos deux langues, perchés au dessus des arbres en contre bas, un vol d’Oiseaux du Paradis vient nous rendre visite. Apparition merveilleuse de ces hôtes noir marbrés de roux puis le vol puissant d’un couple de Calao juste au-dessus de la canopée. Temps suspendu.
Alors que nous étions sur le point de repartir, Herman –étrangement seul- vient nous rejoindre. Je ne parle pas un mot d’indonésien mais ses gestes sont explicites. Siyanto ne peut plus avancer. Sigit est resté en bas avec lui. Nous redescendons pour rejoindre nos deux compères. En effet, il n’est pas envisageable de continuer ainsi. Nous avons réalisé à peine un tiers du trajet –et de loin le plus simple- et l’un d’entre nous est dans un état déplorable. Nous décidons donc d’établir notre camp sur ce plateau forestier bordé par les contreforts du Lamansieri. Je dois avouer ma déception d’être stoppé net dans notre progression. Notre temps sur ce site est compté et nous n’aurons plus l’occasion de tenter de nouveau l’ascension de cette montagne ni d’observer cette faune qui restera encore un temps mystérieuse.
Nous montons notre camp, une bâche, les hamacs et moustiquaires et en une heure nous pouvons commencer des échantillonnages dans cette zone. Rien décidemment ne se déroule comme prévu. Bastian a disparu du camp. Malgré nos appels, rien. Nous ne le reverrons plus. Probablement de retour au village, nous laissant en plan avec un sac supplémentaire. Sa disparition coupe court au plan B qui faisait son chemin, en sirotant mon café mixte. Celui de tenter avec Bastian l’ascension du sommet demain dès l’aube. En l’état, le sommet nous échappe définitivement.
Soit, une expédition c’est aussi cela. Savoir gérer la frustration. Ce qui reste capital est de ne pas reporter un échec sur l’un de ses compagnons. Le pauvre Siyanto a certainement brûlé une part de son énergie en début de marche et Bastian a probablement d’autres affaires à traiter au village. Nous sommes tous en sécurité dans notre camp et finalement c’est cela qui importe.
Nous profitons de notre fin d’après-midi pour réaliser des échantillons de sol et des chasses à vue. Insectes, escargots commencent à remplir nos tubes. Une belle diversité. Vers 17h30, le bruit des cigales montent lentement jusqu’à remplir tout l’espace sonore. Cela sonne la tombée de la nuit. 18h00, black-out total. Nous continuons nos prélèvements à la seule lueur de nos frontales. Les criquets, sauterelles, amphibiens, lézards détalent devant nous. La forêt s’épaissit et les premières étoiles apparaissent à travers la canopée.
Petit repas constitué de … riz et de sardines. Nous rejoignons nos hamacs, quelques prises de notes et le sommeil de tardera pas à nous cueillir.
Vers 2h00 du matin, réveil spontané. Fraicheur de la nuit. Je trouve quelques difficultés à me rendormir. La forêt s’est transformée en un véritable orchestre. Profusion des chants et des cris des oiseaux de nuit et des orthoptères donnant à la forêt une nouvelle profondeur. On croit percevoir tous les espaces. Mon regard se porte sur la lueur des quelques étoiles qui perce le plafond forestier. Suis-je dans un rêve ou sujet à une hallucination ? Une étoile puis une autre semble se détacher et traverser la canopée. Les yeux grands ouverts, la voute céleste entière descend lentement vers moi. Un ballet lent et gracieux de loupiotes bleutées. Un moment de doute sur ma santé mentale. Il s’agit tout simplement de l’équivalent de nos lucioles. Je me rendors au rythme apaisant de ce scintillement extraordinaire.
Réveil au petit matin. Bastian n’est toujours pas de retour. Nous réalisons encore des prélèvements dans les environs et plions le camp vers midi. Il nous faudra à peine une demi-heure pour regagner le village. Mon humeur s’assombrit subitement. La traversée du cimetière hollandais n’arrange pas mon sentiment de frustration. Bon sang, que n’aurais-je donné pour atteindre les hauts-plateaux de la Lamasieri.
De retour sur le navire, Bernard nous informe sur les objectifs des autres équipes et notamment sur le retour de l’équipe Gobies dans quelques heures. Les archéologues ont visité un groupe d’îles à l’entrée de la baie sur lesquelles des colonies de chauves-souris ont trouvé refuge. Je transmets l’information à Sigit et une demi-heure plus tard nous voici sur le zodiac en direction de ‘Bats-Island’.
Le zodiac file à travers les eaux calmes de la baie et 20 min plus tard nous atteignons le premier groupe d’îles. Nous accostons l’une d’entre elles avec Sigit et partons découvrir l’île karstique constituée de roches aigues et coupantes. Exploration rapide de ce lieu paradisiaque. Je grimpe sur l’un des sommets et les eaux bleues apparaissent brutalement. Pendant ce temps, Sigit installe son filet qu’il viendra relever demain matin.
De retour au zodiac, je ne peux m’empêcher de plonger dans ce mini lagon. Pur moment de plaisir.
Retour au navire, accompagné par le vol des Frégates et sous un ciel embrassé.
Bonne surprise, Kadar, Philipp, Philippe, Christophe et Gilles sont de retour. En pleine forme et enthousiasmés par leurs découvertes. Les premières nouvelles espèces de l’expédition. Au moins trois ou quatre gobies encore inconnus de la science. Mais je laisserai le soin à nos amis de vous raconter leurs aventures.
Pour ma part, je dois conditionner les échantillons, préparer mon sac pour demain et évidemment poster cet article. La nuit sera encore courte.
Une dernière chose. Une manière de morale à notre aventure sur la Lamasieri. Le village de Lobo est alimenté en eau douce par une source captée. Il suffit de remonter les canalisations pour atteindre un petit ruisseau puis suivre un petit chemin bucolique à travers les bananiers afin d’atteindre la source. Mon premier prélèvement contient des hydrobies, ces fameux petits escargots pour lesquels je suis ici. Belle offrande du Grand Oiseau, qui en me refusant l’accès à son sommet, me sert sur un plateau mes premières hydrobies de Papouasie. Probablement nouvelles pour la science.
Quel jour sommes-nous ? Celui des premières découvertes !